Sommes-nous des voleurs ?
Coïncidence ou résultat d’une nouvelle campagne de sapement en cours, j’entends régulièrement ces derniers temps des personnes – souvent influentes de par leur statut professionnel – déclarer en petit comité que les promoteurs du logiciel libre ou de l’open data sont des voleurs : ils veulent récupérer gratuitement le travail d’autrui pour se faire de l’argent avec. J’y ai encore eu droit vendredi sur un salon professionnel.
Alors, la question se pose. Moi, fervent promoteur du logiciel libre et de l’open data qui explique aux entreprises les opportunités offertes par la libération du code et la « coopétition », moi qui invite les chercheurs à valoriser leurs travaux via leur publication sous licence libre plutôt qu’au travers d’illusoires brevets, moi qui pousse les collectivités territoriales à ouvrir leurs données plutôt qu’à les laisser dormir dans des silos électroniques, suis-je un voleur ?
Certes, lorsqu’une entreprise libère un logiciel, elle doit s’attendre à ce que d’autres l’adoptent, montent en compétence et viennent la concurrencer sur ses marchés. Lorsqu’un laboratoire de recherche diffuse sous licence libre le résultat de ses travaux, des entreprises vont les utiliser sans le rétribuer. Lorsqu’une collectivité libère des données, elle crée des opportunités économiques qui ne seraient pas envisageables si les entreprises devaient acheter ces données au prix fort ou les reconstituer elles-mêmes et on peut voir cela comme un cadeau qui leur est fait. Ce n’est pas nouveau, des entreprises bien inspirées utilisent des ressources libres pour proposer à leurs clients des outils élaborés, des services à valeur ajoutée et au final, gagner de l’argent. Beaucoup de ces entreprises ne renvoient pas l’ascenseur et ne collaborent d’aucune manière. Soit ! Mais s’arrêter là, c’est taire les multiples retombées positives de ces libérations pour la société, c’est taire les collaborations fructueuses qui s’initient et, surtout, c’est taire l’investissement bénévole de centaines de milliers de personnes qui créent des biens communs immatériels profitant à tous, à commencer par ceux qui ont libéré en amont d’autres biens immatériels.
Retombées positives pour la société
On a déjà beaucoup écrit sur le sujet et comme je ne tiens pas à initier ici un nouvel essai, je vais me contenter d’un exemple tiré de mon expérience personnelle.
J’ai travaillé entre 1998 et 2000 pour un bureau d’étude en hydrologie qui réalisait des outils de surveillance des réseaux hydrologiques et d’alerte contre des crues éclair. À cette époque, beaucoup de projets visant à la protection des personnes et des biens étaient tués dans l’œuf par le coût d’acquisition des données à Météo France et à l’IGN. Il représentait des budgets que ne pouvaient assumer les collectivités territoriales. Nous marchions sur la tête. Ces données, produites non pour la beauté du geste mais parce que l’État en avait besoin, étaient essentiellement financées par des fonds publics. Pour autant, au lieu de les mettre à la disposition de tous comme cela est par exemple la règle aux États-Unis, des établissements publics vendaient ces données au prix fort aux collectivités territoriales et aux entreprises, y compris lorsqu’il s’agissait de protéger les personnes et les biens !
Heureusement, entre directives PSI et INSPIRE au niveau européen et initiatives nationales (RGE), la situation évolue dans le bon sens et on s’achemine progressivement vers la mise à disposition de ces données sous licence libre. Il faudra sans doute d’ici là auditer le fonctionnement de Météo France et de l’IGN, réviser leur lettre de mission et ajuster leur budget (pas tant que cela si on les libère de l’obligation d’organiser la commercialisation de leurs données et si on recentre leur activité sur le service). Mais l’ouverture de ces données et d’autres, telles les images radar et optiques des satellites Sentinel 1 & 2, va permettre de mieux gérer notre territoire, de mieux préserver l’environnement et de mieux protéger la population contre les risques naturels.
Bien sûr, des entreprises en profiteront pour proposer de nouveaux services. Mais elles créeront au passage de nouveaux emplois et une activité économique.
Collaborations fructueuses
Je vais prendre là encore un exemple que je connais bien. L’entreprise qui m’emploie a libéré en 2008 une bibliothèque de mécanique spatiale nommée Orekit, développée principalement par un autre membre de l’April : Luc Maisonobe. Orekit fait aujourd’hui référence dans son domaine. Elle est utilisée par le CNES, l’ESA, l’US Navy, Eumetsat et bien d’autres industriels et agences du spatial.
Point de modèle « open core » ou « freemium », d’accès limité au code ou de documentation inexistante pour Orekit. Au contraire, le code source, la documentation, les données et les tests de cette bibliothèque diffusée sous licence Apache sont en accès libre. Mieux, le comité de pilotage du projet est ouvert et plusieurs entités en sont membres. Outre des contributeurs occasionnels (mais parfois substantiels), le projet compte désormais trois « committers » externes, travaillant pour l’US Navy ou des industriels concurrents. Dans le cadre du projet SOCIS, l’ESA a déjà financé six étudiants pendant quatre mois chacun pour qu’ils contribuent à Orekit.
Certes, il suffit de regarder les logs du serveur pour constater que moult industriels et agences spatiales à travers le monde utilisent Orekit sans jamais y contribuer ou même en faire publicité. Mais grâce à Orekit, mon entreprise a acquis une renommée internationale dans le microcosme de la mécanique spatiale. Pour obtenir pareil résultat sur la base d’une campagne marketing, il aurait fallu y consacrer un budget bien plus important que celui alloué au développement.
L’ESA l’a dit publiquement, le développement et la libération d’Orekit ont beaucoup contribué à la sélection de mon entreprise comme contractant de premier niveau de l’agence. Outre l’activité générée à Toulouse, les contrats signés avec l’ESA ont justifié dès 2011 la création d’une filiale en Allemagne, filiale en croissance constante.
Contrats, développement à l’international, collaborations fructueuses, renommée… Si le libre est exigeant et si certains revers sont difficiles à digérer, le retour sur investissement indirect d’Orekit fait que personne dans l’entreprise ne regrette aujourd’hui le choix fait en 2008 et les efforts consentis depuis.
Investissement bénévole
Si une part importante du logiciel libre est le fait d’entreprises et donc de développeurs payés pour créer du logiciel libre, la part créée par des bénévoles sur leur temps libre est tout aussi remarquable. Je le regrette presque mais je compte encore dans mon entourage bien plus de libristes de la seconde catégorie que de la première. Le libre ne se limite donc pas à des acteurs commerciaux, loin s’en faut ! Les entreprises, les établissements publics, les administrations et les collectivités territoriales qui utilisent du logiciel libre (lesquels n’en utilisent pas aujourd’hui ?) profitent du travail réalisé bénévolement par des milliers de personnes, celles-là même qui invitent ces entités à libérer en retour les biens immatériels qu’elles ont créés.
Idem pour l’open data. Je suis l’un des quinze signataires de la lettre ouverte envoyée début 2011 à Pierre Cohen, alors maire de Toulouse et président de la communauté urbaine, lui demandant l’ouverture d’un portail open data.
Les données géographiques publiées par Toulouse Métropole sont rapidement intégrées à OpenStreetMap et contribuent à la qualité de la carte sur le territoire de la communauté urbaine. Pour autant, la carte n’est pas constituée que de données en provenance de Toulouse Métropole et de la DGFiP (cadastre). La carte est avant tout le résultat de relevés GPS, d’informations collectées sur le terrain et d’un travail original effectué par les contributeurs sur des ressources mises à disposition (orthophotographies).
Pour ma part, après six ans de contribution, je viens de dépasser le million de changements effectués dans OpenStreetMap. Je peux vous garantir que l’import de données ouvertes ne constitue qu’une faible part des milliers d’heures que j’ai consacrées à ce projet. L’essentiel de mes contributions est un travail original et je suis heureux que ce travail soit utile à un nombre croissant de personnes et d’entités. Je n’en tire aucun profit financier mais ce n’était pas mon but. Je participe à la création d’un bien commun immatériel essentiel : une carte, le support nécessaire de l’action politique, instrument si précieux, si décisif, que dans certains pays, cartographier est un pouvoir régalien. Je participe à la création d’une carte que chacun peut utiliser et améliorer en fonction de ses besoins, sans devoir attendre le bon vouloir d’un institut national qui a ses propres priorités.
Alors, sommes-nous des voleurs ?
Si voleurs nous sommes, bien curieux voleurs nous faisons, qui donnent sans compter en retour de ce qu’ils reçoivent.
Témoins de la puissance créatrice de l’intelligence collective, acteurs de projets collaboratifs, utilisateurs lucides de biens communs immatériels, humanistes, nous œuvrons à l’extension du cercle vertueux d’une infrastructure informationnelle libre et ouverte.
Nous, des voleurs ? Billevesée de dinosaures à l’agonie qui, plutôt que d’embrasser le changement, de se repositionner et de tirer leur épingle du jeu, préfèrent agiter de ridicules épouvantails et ajouter leur nom aux victimes de l’ubérisation et de la kodakisation !