Connaissez-vous Google Map ? Bien sûr ! Connaissez-vous Wikipédia ? Évidemment ! Appliquez le concept de Wikipédia (création collaborative d’une œuvre libre) à un projet cartographique équivalent à Google Map et vous obtenez le projet OpenStreetMap (OSM pour les intimes), une base de données géographiques libre et collaborative, améliorée depuis 2004 par des millions de personnes à travers le monde1.

Je contribue à OSM depuis mai 2009 et, le 17 juillet 2024, j’ai franchi la barre symbolique des deux millions de changements apportés au projet. Autrement dit, en 15 ans, j’ai créé, modifié ou détruit deux millions de points, de lignes polygonales et de relations, caractérisés par des attributs (i.e. un ensemble de propriétés permettant par exemple de décrire un tracé comme étant « une voie résidentielle à sens unique, nommée Rue des Coquelicots, dans laquelle la vitesse est limitée à 30 km/h »). Cela représente des milliers d’heures de travail.

Pour illustrer mon travail, voici une comparaison de la carte OSM à l’ouest du village d’Escosse (Ariège) entre le 15 juin et le 1er juillet 2024. Cette évolution est le fruit de 15 jours de contribution de ma part (cliquez sur l’image pour ouvrir la page interactive) :

Comparaison de la carte OSM à l’ouest d’Escosse entre le 15 juin et le 1er juillet 2024

Cartographier ne s’improvise pas complètement. Des conventions sont nécessaires et celles en vigueur dans OSM sont abondamment documentées et illustrées dans le wiki du projet. Mises à part ces conventions et à l’instar des autres projets libres2, chacun contribue là où et comme il a envie. Certains sont plus sensibles à la cartographie des réseaux routiers ou des chemins de randonnée pédestre, d’autre au référencement des lieux d’intérêt et des adresses, d’autres au relevé de la couverture du sol ou des lignes de transport en commun. Entre cela et la densité variable de contributeurs, la qualité d’OpenStreetMap est très hétérogène, allant de la quintessence de la cartographie (cf. Mont Saint-Michel ou Strasbourg) à la quasi feuille blanche.

Si OpenStreetMap est souvent présenté comme une carte, c’est avant tout une base de données géographiques, autrement dit, une collection d’informations caractérisées par leurs coordonnées géographiques. La nuance est importante, car elle ouvre le champ des possibles : vous pouvez extraire les données qui vous intéressent et en faire un usage original. Ce peut être la création d’une carte ad hoc, un calcul d’itinéraire, une étude de la distribution des équipements sportifs sur un territoire ou autre. Et même en se restreignant à une carte, on peut imaginer une carte générique, à vocation essentiellement routière, une carte de randonnée pédestre, une carte des transports en commun, une carte maritime, une carte utile à des ONG ou mettant en exergue des points de collecte de déchets, etc. Vous extrayez les données et, à l’aide d’un outil de rendu que vous paramétrez de manière adéquate, vous décidez de donner plus ou moins d’importance aux différentes catégories d’informations géographiques. Vous pouvez même superposer d’autres calques de données, comme c’est souvent le cas avec les cartes à destination des sports d’extérieur, qui superposent aux données OSM un calque fournissant les courbes de niveau et un autre l’ombrage des pentes, afin de faciliter la perception des reliefs. C’est ainsi qu’on obtient le rendu topo d’OSM ou celui d’OpenTopoMap.

À quoi ça sert ? Il y a déjà l’IGN et Google Maps…

Pourquoi « perdre son temps » à alimenter une base de données géographiques dans un pays qui dispose sans doute de l’un des meilleurs instituts géographiques au monde – l’IGN – et où tout le monde a accès à Google Maps ou Bing Maps ? Les motivations sont multiples.

Les cartes et les données de Google et de Microsoft (Bing) ne sont pas libres. Ces fournisseurs n’exposent qu’un rendu – pas les données elles-mêmes, qu’ils se réservent précieusement – et vous ne pouvez faire de leur service que l’usage qu’ils autorisent.

Quant à l’IGN, s’il publie sous licence libre un nombre croissant de données depuis 2021 (un changement radical d’orientation), il reste seul maitre à bord. C’est l’IGN qui décide ce qui doit être créé ou mis à jour, quand et comment. En tant que simple citoyen ou même que maire d’une commune, il vous est impossible d’influer sur les priorités de l’institut. Si vous habitez dans une zone à forte densité de population ou très touristique, vous êtes à peu près certain de disposer de cartes régulièrement rafraichies. Il en va différemment si vous êtes dans une commune rurale, connue que des communes environnantes. Or, la carte est un instrument de politique publique, un outil nécessaire à la prise de décision. La carte permet de choisir le meilleur emplacement pour implanter une école, une piscine ou une zone industrielle. Elle permet de partager la connaissance et la compréhension du territoire, de discuter des alternatives et de coordonner. Et pour prendre une décision éclairée, vous avez besoin d’une carte à jour.

Si votre commune est mal cartographiée dans les bases de l’IGN, Google et Microsoft, tant pis pour vous, vous ne pouvez rien y faire.

Si votre commune est mal cartographiée dans OpenStreetMap, vous pouvez actualiser la base vous-même, ou demander à des contributeurs ou à un prestataire de s’en charger (le second se fera payer et les premiers le feront bénévolement si vous le demandez gentiment et s’ils sont disponibles). La dimension collaborative et ouverte d’OSM, la capacité de ses contributeurs à se mobiliser rapidement et à unir leurs compétences pour répondre à un besoin précis, font la force de ce projet et sa singularité.

L’IGN a longtemps raillé et dénigré OSM. Mais les temps ont changé et, en 2022, l’IGN et l’association OSM France ont initié une collaboration à travers le projet de vues immersives Panoramax. Je vous invite à découvrir le nouveau rapport de l’IGN à l’open source et à l’open data en écoutant l’intervention de Sébastien Soriano, le directeur général de l’IGN, dans le numéro 202 de l’émission de radio Libre à Vous, intitulé L’IGN et les géocommuns.

L’un des évènements qui ont changé le regard de l’IGN et d’autres acteurs institutionnels français sur OSM est sans doute le lancement en 2013, par l’association OSM France, de l’initiative BANO (Base Adresses Nationale Ouverte), visant à créer une base de points d’adresse à l’échelle de la France. Des années auparavant, l’État français avait donné mission à l’IGN, la Poste et la DGFiP de mutualiser leurs bases d’adresses et leurs efforts de mise à jour pour créer une BAN (Base Adresses Nationale). Mais des rivalités, un brin de mauvaise volonté et d’autres freins avaient enlisé le projet et l’avaient promis aux oubliettes. En lançant BANO, OSM France a montré qu’une association pouvait pallier la défaillance d’acteurs institutionnels. Cette claque a contraint l’IGN et la Poste à surmonter leurs dissensions et à créer pour de bon la BAN… en collaboration avec OSM France. Aujourd’hui, la BAN est actualisée quotidiennement et publiée sous licence libre LO/OL v2.0 (licence open data de l’État français) sur la Plateforme ouverte des données publiques françaises.

À propos de données ouvertes, il faut reconnaitre que la base OpenStreetMap serait bien moins riche et précise si l’État, les collectivités territoriales et les établissements tels que l’IGN n’ouvraient pas un grand nombre de données. Les contributeurs intègrent celles qui ont leur place dans OSM et en utilisent d’autres pour contrôler la qualité de la base OSM. À titre d’exemple, Toulouse Métropole publie depuis une douzaine d’années moult données sur son portail open data. La plus précieuse pour moi est l’orthophotoplan, une photographie aérienne des 458 km2 de la communauté urbaine (37 communes), dont la résolution et l’orthorectification sont remarquables. Une source d’information de cette qualité est un ravissement pour tout contributeur à OSM. Toulouse Métropole commande une nouvelle campagne de prise de vue tous les deux à trois ans. Cette récurrence est motivée par les besoins propres de Toulouse Métropole. Mais en publiant ensuite cet orthophotoplan, en permettant à tous d’en faire gratuitement le plus large usage, la collectivité décuple la valeur sociétale de cette donnée. En retour, elle peut utiliser gracieusement une carte de belle facture sur tous ses sites, maintenue bénévolement par des tiers. Les agents de Toulouse Métropole sont même en contact avec les contributeurs et il leur arrive de leur signaler des anomalies sur la carte, rapidement corrigées.

Je vous invite à prêter attention aux mentions de copyright qui apparaissent en général en bas à droite des cartouches cartographiques. Vous constaterez que ce sont bien souvent les données d’OpenStreetMap qui sont utilisées, notamment sur les sites à forte audience. Cela s’explique en autres par le fait qu’au-delà d’un certain volume de requêtes, les services de Google Maps et de ses concurrents deviennent payants. Le recours à la base OpenStreetMap s’est donc banalisé et ce projet a gagné son statut de bien commun.

Tout comme vous utilisez au quotidien, sans le savoir, des systèmes libres GNU/Linux, plus ou moins enfouis dans vos équipements électroniques et informatiques, vous avez sans doute déjà utilisé sans le savoir et à maintes reprises des cartes et des services construits sur OpenStreetMap.

À l’instar de Wikipédia et d’autres ressources libres, ces précieux biens communs n’existent que grâce au travail de longue haleine de millions de contributeurs anonymes et passionnés. S’impliquer dans OSM a donc du sens.


  1. Si 10,5 millions de comptes ont été créés depuis 2004, tous ne sont pas actifs au quotidien, loin s’en faut. Pour commencer, une personne ne contribue pas tous les jours (un compte est déclaré actif à partir du moment où il a contribué 42 jours sur l’année glissante écoulée). Ensuite, certaines personnes sont actives pendant quelques mois ou années, puis elles finissent par se lasser ou ont un sérieux coup de mou (pour ma part, je n’ai quasiment pas contribué à OSM en 2016). D’autres personnes n’ont pas dépassé le stade de la création de compte et n’ont jamais contribué au projet. Le nombre de contributeurs actifs est cependant relativement stable depuis 8 ans, autour des 48 000 par mois et des 260 000 par an. 

  2. « C’est celui qui fait qui a raison » dit-on souvent dans le libre, indiquant par là qu’un projet libre est ce qu’en font ses contributeurs. Il n’y a pas un chef qui décide et distribue le travail, et d’autres qui exécutent, que les tâches affectées leur plaisent ou non. Chacun apporte sa pierre à l’édifice, en fonction de ses compétences, de son besoin, de son appétence et de son temps disponible. Tant pis pour le reste : si quelque chose manque vraiment, quelqu’un finira par le faire lui-même ou par payer un tiers compétent pour le faire (l’argent étant souvent une source palliative, sinon première, de motivation).